Les liens faibles : petits mais costauds ?
Largement ignorés par la réflexion éthique et politique, les « liens faibles » sont pourtant au cœur des formes contemporaines d’attachement et d’attention aux autres : dans les réseaux sociaux, dans la sphère culturelle, dans notre rapport à l’espace urbain ou à l’environnement, ou encore dans l’espace démocratique du commun.
Alexandre Gefen, Sandra Laugier Le pouvoir des liens faibles
En sociologie on utilise traditionnellement deux notions opposées, celle des « liens forts » et celle des « liens faibles » pour définir les types de relations qui unissent les individus au sein d’un groupe social.
Au Social Bar, nous nous intéressons particulièrement aux liens faibles. Alors retour sur cette notion et sa place dans les processus de socialisation – ou si tu préfères, comment nous, individu, on devient un être social qui interagit avec les autres (si si même quand tu boudes ou que tu te comportes comme un ours en pleine hibernation, tu interagis avec les autres !).
La sociabilité, késako ?
La sociabilité est définie comme « l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec d’autres compte tenu de la forme que prennent ces relations » (Forsé, 1991). C’est un concept ancien car central de la sociologie. C’est à Georges Simmel qu’il faut attribuer la paternité de son introduction dans les sciences sociales dès 1910.
Mais ce que l’on sait moins c’est qu’en France la notion est introduite assez tardivement, vers les années 1970.
Pourquoi ? Sans doute parce que parler des interactions, c’est plus compliqué que de parler des individus. C’est moins palpable et ça peut sembler plus subjectif. La sociologie étudie la société mais elle peut centrer son regard sur différentes dimensions. Et là faisons une petite parenthèse méthodologique essentielle en nous arrêtons sur les « paradigmes » en SHS (Sciences Humaines et Sociales) qui vous permettra de briller lors des dîners de fêtes de fin d’année qui approchent.
Les paradigmes existent dans toutes les sciences et sont définis par Olivier Martin dans l’ouvrage les 100 mots de la sociologie comme un « ensemble cohérent d’hypothèses qui constitue un tout et qui au scientifique, un point de vue sur les phénomènes, une matrice qui conditionne son regard, une représentation du monde cohérente qui façonne sa manière de penser les phénomènes. » En gros, ce sont un peu les lunettes que chausse le scientifique pour observer sur sujet d’étude.
Et pour être tout à fait complète, sachez qu’en sociologie on distingue 5 grands paradigmes : le fonctionnalisme, le structuralisme, l’individualisme méthodologique, l’actionnalisme et l’interactionnisme. Ce sont 5 grands cadres théoriques. Evidemment, les sociologues peuvent croiser les approches ; les frontières entre les 5 modèles ne sont donc pas toujours clairement définies et restent perméables.
Liens sociaux, individus et identité
Revenons à la sociabilité. Cette dernière rend compte de la complexité des relations inter-individus et notamment de leur non-binarité ; autrement dit les relations entre personnes sont complexes, multiples et ressemblent un peu à une toile d’araignée qui représente « l’appartenance à des cercles, ces cercles étant de nature, d’extension et de structure différentes. […] Le réseau est un système de cercles sociaux. La relation interindividuelle n’est plus qu’un cas particulier de la notion de cercle beaucoup plus générale. » (Degenne, 1983 : 114).
Pourquoi c’est fondamental de parler de la sociabilité et des processus de socialisation ? Parce que « la forme des liens tissés par chaque personne influence nettement ses opinions et son mode de vie. De fait, la sociabilité arrive au deuxième rang des facteurs explicatifs des attitudes de nos concitoyens, derrière l’âge, mais devant le diplôme et la profession. » (Bigot, 2001 : 73). La sociabilité est structurante : elle organise la société dans son ensemble et participe à la construire les individus (par exemple leurs pratiques de loisirs, leurs représentations du monde, de l’Autre, leurs goûts, etc.).
Liens faibles, liens forts, des dynamiques complémentaires
De même qu’il existe, aux yeux de la sociologie, plusieurs catégories d’individus – on parle de caractéristiques socio-démographiques telles que l’âge, le genre, la classe – « plusieurs typologies de la sociabilité coexistent » (Bigot, 2001 : 11).
Au côté d’une sociabilité formelle, résultante d’une organisation constituée et définie (dans le cadre de relations très hiérarchisées par exemple), on retrouvera une sociabilité informelle, qui émerge plutôt spontanément (qui est assez remarquable chez les enfants et les adolescents). La sociabilité se définit également par les espaces dans lesquels elle se décline : vie quotidienne, cercle familial, amical, professionnel, etc.
Une autre dimension qui permet de décrire et définir la sociabilité relève de la mesure de l’intensité de ces relations : on parle alors de liens faibles et de liens forts. La tradition ethnographique privilégie davantage les liens forts tels par exemple ceux qui constituent les structures de parenté au sein de la famille. Ces travaux s’inscrivent dans une longue lignée instaurée par Lévi-Strauss dans les années 1940 (Claude, le père de l’ethnologie structuraliste, et non pas le créateur du jean’s).
Peu de travaux se consacrent aux liens faibles hormis ceux de Mark S. Granovetter, qui, dans les années 1970, démontre l’importance des liens faibles dans le monde du travail en explicitant comment les liens faibles aident à trouver un emploi : les « liens forts ne sont jamais des « ponts », autrement dit qu’ils ne permettent pas de relier entre eux des groupes d’individus autrement disjoints, il en déduit qu’une information qui ne circulerait que par des liens forts, risquerait fort de rester circonscrite à l’intérieur de « cliques » restreintes, et qu’au contraire ce sont les liens faibles qui lui permettent de circuler dans un réseau plus vaste, de clique en clique » (Merklé, 2016). On pourrait dire que les liens faibles rendent plus efficaces les liens forts.
Plus récemment l’ouvrage de Sandra Laugier et Alexandre Gefen questionne le pouvoir des liens faibles dans le champ culturel.
Les liens faibles dans l’approche R&D du Social Bar
Pourquoi s’intéresser aux liens faibles ? Parce qu’ils sont omniprésents sur nos terrains : bars, entreprises, lieux publics, etc.
Notre hypothèse est la suivante : les liens faibles structurent au moins autant notre société que les liens forts. Ils sont un élément oublié mais fondamental de la socialisation. La crise du Covid-19 a mis en lumière cet aspect qui reste toutefois peu (ou pas) analysé par les SHS. En cherchant à comprendre l’impact des dispositifs de convivialité du Social Bar nous essayons de souligner la place des liens faibles dans la structuration sociale.
Si l’approche de Granovetter évoquée plus haut montre que « les liens faibles […] dans lesquels on s’implique peu sont en effet des vecteurs d’informations considérables » elle souligne également la difficulté de les saisir (Degenne, 1983 : 110). Ba oui, si ces relations sont moins intenses, plus furtives, elles sont plus volatiles, moins tangibles (oui, oui, je sais, pas mal cette succession d’adjectifs que l’on a tous déjà entendus mais dans le sens exact nous échappe un peu…). En gros, il faut un peu plus se creuser les méninges pour les mesurer et donc les comprendre !
Au Social Bar, plusieurs terrains amènent la R&D à mettre en place des dispositifs pour analyser les liens faibles. Dans les bars, bien sûr mais aussi dans les espaces publics. Il y a plusieurs enjeux et conséquences à mobiliser les liens faibles, et nous aurons l’occasion d’y revenir dans le développement de nos travaux. Le premier constat est qu’agir sur les liens est un levier d’engagement.
Agir sur les liens faibles ce n’est pas forcément les transformer en liens forts, mais c’est les mobiliser comme activateurs de transformation sociale pour renforcer l’engagement, la solidarité et le bien-être.
Pour mieux comprendre tout cela, citons une expérimentation de terrain. En juin dernier, l’association Entourage lançait son premier événement national de mobilisation citoyenne : “Bonjour, bonjour !”, en partenariat avec MakeSense et Le Social Bar.
Petit pitch du dispositif avec les mots d’Entourage : « Cette micro-aventure a pour objectif de (re)créer du lien social entre habitants d’un même quartier, en allant à la rencontre des personnes isolées. Ainsi, l’association offre à tous les Français un moyen simple et ludique de se rendre utile pendant une heure ou plus, en famille ou entre amis ».
Les premiers retours de ce dispositif aident à percevoir que la « convivialisation » des liens faibles constitue une action de sensibilisation aux liens sociaux en général, favorisant ainsi l’engagement. Ce retour d’expérience nous conforte dans notre conviction : il faut construire des outils de mesure nouveaux et multifactoriels pour rendre compte de la complexité de l’impact social.
Pour aller plus loin
Bigot Régis, “Quelques aspects de la sociabilité des Français”, Cahiers du Crédoc, n°169, décembre 2001.
Degenne Alain, « Sur les réseaux de sociabilité », in Revue française de sociologie, 1983, 24-1, p. 109-118.
Forsé Michel, 1991, « Les réseaux de sociabilité : un état des lieux », L’Année sociologique, 41, p. 246.
Granovetter Mark, 2000 [1973], « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, vol. 78, trad. sous le titre « La force des liens faibles », in Granovetter M. S., Le Marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, p. 45-74 et p. 1360-1380.
Mercklé Pierre, « III. La sociabilité, l’amitié et le capital social », dans : Pierre Mercklé éd., La sociologie des réseaux sociaux. Paris, La Découverte, « Repères », 2016, p. 37-54.
Pauline Vessely
Sociologue
Responsable du pôle R&D